Billet de Gaël GIRAUD

J’ai lu un billet de Gaël GIRAUD sur le site d’Alternatives Economiques (lien ici). Je le retransmet car il apporte un réel réflexion de ce que pourrait être un des scénario de l’effondrement.

Pour rappel, Gaël GIRAUD est un économiste français spécialisé dans la théorie de l’équilibre général, la théorie des jeux, la finance et les questions énergétiques. Il est chef économiste de l’Agence Française de Développement. Il est également membre du Comité scientifique du « Laboratoire d’Excellence » consacré à la réglementation financière (LabEx ReFi) et du Comité de Pilotage pour la Transition Energétique au sein du gouvernement français, ainsi que de l’équipe de recherche « Riskergy » (M. Lepetit ) sur le Risque Energétique et la dette souveraine. Il préside la chaire « Energie et prospérité» lancée par l’Ecole polytechnique, l’Université Paris-Sorbonne et l’Institut Louis Bachelier. Il est également membre de l’ONG européenne Finance Watch et de la Fondation Nicolas Hulot. Ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure de Paris, de l’ENSAE (Ecole Nationale de la Statistique et de l’Administration Economique) et du CORE (Center of Operational Research, Louvain-la-Neuve, Belgique), il a obtenu son doctorat au Laboratoire d’Econométrie de l’Ecole Polytechnique en 1998. En 2009, il a été nommé Meilleur jeune économiste français par Le Monde / Le Cercle des économistes. (source 1)

Merci pour ton billet au sujet de l’effondrement. A vrai dire, je suis presque entièrement d’accord avec toi.

Mon point, toutefois, n’a jamais été de « discréditer l’efficacité des constats et scénarios les plus inquiétants » tant qu’ils sont fondés sur des arguments scientifiques.  D’autant moins que, comme tu le remarques, je ne cesse de relayer ces scénarios.  J’y contribue moi-même puisque mes propres travaux en macro-économie du climat convergent vers la possibilité d’une décroissance subie au niveau mondial et d’un effondrement dès ce siècle-ci (cf. e.g.  https://bit.ly/2R62bnM).

Le point que j’ai souhaité souligner dans la tribune du Monde que tu signales —et je pense que c’était l’intention de l’ensemble de ses co-signataires — était d’alerter sur les illusions associées à l’emballement « collapsologique » en France. Lorsque tel ou tel écrit ou déclare publiquement que l’Effondrement aura lieu en 2025, j’ai de sérieux doutes, moi aussi. Et pour commencer, parce que je ne dispose pas d’une définition rigoureuse de ce qu’est l’Effondrement : cinquante millions de morts comme au début des années 1890 à cause d’un gigantesque effet El Niño (cf. Mike Davis) ? plus, moins ? La disparition de l’Etat ? La fin de la SCNF ? Un nouveau krachfinancier qui ne tardera pas à avoir lieu si nous ne faisons rien, comme je n’ai cessé de le rappeler ? Si l’on parle d’effondrement écologique, alors, il a déjà (eu) lieu : disparition de 80% des insectes en Europe, de 3,5 milliards d’oiseaux aux Etats-Unis… Ensuite, parce que, comme toi à l’évidence, je persiste à penser que le pire (quelle que soit la définition qu’on lui donne) n’est pas certain. Qu’il reste des marges de manœuvre et que notre devoir citoyen est de les expliciter et de les exploiter.

Je n’entrerai pas dans un débat de psychologues autour de la question de savoir comment les humains réagissent, en moyenne, aux bonnes ou aux mauvaises nouvelles. La revue de littérature de Jacques Lecomte (que tu cites en Annexe et qui est co-signataire de la tribune du Monde) m’a paru convaincante et ce n’est pas renvoyer à un argument d’autorité que de ne pas l’avoir citée dans l’article ou de ne pas avoir cité les dizaines d’écrits sur lesquels elle s’appuie mais c’est simplement parce qu’ajouter des notes de bas de page et des références techniques réduit la probabilité de voir un article publié par ce quotidien grand public. Nous ne sommes psychologues, ni toi, ni moi, et si nous avons eu recours à un argument d’autorité, alors je crains que tu ne fasses de même, cher Jean, en citant tel papier de psychologie dont je ne prétendrai pas avoir la compétence nécessaire pour le discuter.  Je me réjouis par ailleurs d’apprendre qu’il y a un débat dans la communauté scientifique des psychologues : c’est la preuve que cette « tribu » est vivante. (On pourrait souhaiter, par exemple, qu’il y ait davantage de débats dans la tribu des économistes, et notamment autour des excellentes questions que tu soulèves sur ton blog.)

Reste que mon expérience, depuis plusieurs années aujourd’hui, est la suivante : annoncer que la fin du monde (ou de quoi ?) est inévitable n’est non seulement pas rigoureux mais encore tétanise en jetant l’effroi plutôt que d’aider à la mobilisation, si l’on s’en tient au seul constat catastrophiste. Les réactions de déni (« il exagère, il délire, il a besoin de vacances, etc. »), encore très nombreuses aujourd’hui et pas uniquement dans le grand public, proviennent en partie du fait qu’il est très difficile de supporter une nouvelle épouvantable si l’on se sent incapable d’agir face à elle. Tu connais beaucoup de monde qui se sentent « mobilisés » (à quoi ?) à l’annonce d’un cancer incurable et d’une espérance de vie inférieure à 3 mois quoi qu’ils fassent ?  C’est la raison pour laquelle, pour ma part, depuis plusieurs années, j’ai adopté la ligne de conduite suivante (et c’est le cas de certains autres co-signataires de ladite tribune) : 1) j’essaie de donner le plus grand nombre possible d’informations rigoureuses (et tu as relayé gentiment certaines de mes déclarations dans ce sens). Ce que tu décris fort bien :  » la communication honnête des constats scientifiques, presque tous inquiétants ou angoissants, face à des menaces existentielles » ; 2) tout en les accompagnant d’une discussion sur ce que nous pouvons faire, encore aujourd’hui, surtout aujourd’hui, pour éviter le pire. (C’est d’ailleurs exactement ce que tu fais : je pense notamment à ta très intéressante prise de position sur l’industrialisation verte.) 

Le caractère paralysant des visions apocalyptiques, j’en fais aussi l’expérience avec mes étudiants les plus informés sur la question écologique et les plus courageux. Combien d’entre eux me confient leur angoisse, leur désespoir, leur découragement face à l’avenir que nous leur avons préparé ? Face à l’autisme désespérant des institutions en place ? Pour eux, j’ai, nous avons la responsabilité de ne pas céder à un fatalisme facile.

Un exemple, que tu cites en partie. L’Indonésie fait partie des zones qui vont subir dans les années qui viennent une triple « punition » : d’après un article de Nature (Global risk of Deadly Heat, juin 2017), le long du RCP 8.5 (voir note 1), les combinaisons de chaleur et d’humidité promettent de devenir mortelles pour le corps humain plusieurs centaines de jours par an avant la fin du siècle. Et il ne sera pas possible aux Indonésiens de se sauver par la climatisation puisque celle-ci, étant émettrice de GES, doit être bannie. En outre, l’Indonésie fait aussi partie des zones qui vont subir un stress hydrique majeur, du fait du dérèglement du cycle de l’eau : des pertes en eau pluviale disponible allant jusqu’à – 80% doivent être envisagées dès 2040-2050 (cf. WRI). Enfin, tu sais que l’Indonésie est très exposée aux typhons du Pacifique (et à l’activité volcanique, d’ailleurs). Tout ceci donne à penser que, sauf mobilisation immédiate, les 265 millions (beaucoup plus dans une génération) d’habitants de l’archipel sont condamnés à devoir fuir le pays. Vers où ? C’est l’immense question. Aucun problème pour les riches. Mais les pauvres… ? Et sachant qu’il s’agit de la première nation musulmane de la planète, il est à craindre que, lorsque les plus pauvres n’auront plus rien à perdre, des fanatiques ne mettent le pays à feu et à sang (et défigurent l’Islam) comme ils le font déjà au Sahel… Comment en parler à des Indonésiens ? J’ai encore tenté l’expérience il y a un mois avec un Indonésien « éduqué » (doctorat, etc.) : si tu ne prends pas le temps de faire valoir qu’il y a des moyens d’éviter le pire, la perspective est tellement écrasante que l’interlocuteur préfère penser que tu es fou ou que tu te trompes. Réaction saine, au fond, de la part de quelqu’un qui a le choix entre a) s’infliger une angoisse insupportable face à un mal auquel il ne voit aucune issue et dont les manifestations ne se font pas sentir encore dans leur complète horreur, aujourd’hui, versus b) l’expédient qui consiste à penser qu’on lui raconte peut-être une pantalonnade et qu’en tout état de cause, il a le temps de voir venir. 

Enoncer des diagnostics rigoureux accompagnés d’une discussion sur les moyens d’éviter le pire est une attitude très différente de celle qui consiste à affirmer : « il est trop tard pour empêcher la catastrophe, discutons du jour d’après… » Ce second type de discours (qui n’est pas le tien et qui caractérise ce que, pour ma part, je qualifie de rhétorique « collapsologique ») suscite, parfois, une sorte de rêverie romantique sur l’après-effondrement où, paraît-il, nous serons tous devenus gentils et sociables. Je soutiens corps et âme la proposition d’étendre un rapport social au monde construit sur des communs (et tu t’en es fait l’écho, merci à toi) et je la soutiendrais même en l’absence de dérèglement climatique.  Mais je ne suis pas du tout convaincu que plus cela ira mal, plus nous serons enclins au partage. Ceux qui font l’apologie du « jour d’après » sont-ils allés en Syrie, au Mali ou au Vénézuéla récemment ? Je vis depuis peu avec un ami qui revient de six années passées dans Homs, dans les ruines et sous les bombes. S’il y a bien des actes de dévouement héroïque (comme il y en eut dans les camps de concentration), c’est la preuve, une fois de plus, que l’humanité, jusqu’au bout, témoigne et témoignera de sa dignité irréfragable. Cet ami me confiait néanmoins qu’il ne voyait aucune autre issue pour les Syriens en mesure de le faire que de fuir leur pays. De fuir, tout simplement, et non pas de cultiver gentiment un jardin partagé avec son voisin en faisant des  barbecues sympas la nuit tombée. Pour ceux qui sont contraints de rester, ajoutait-il, parfois la mort est une délivrance ; elle évite beaucoup, beaucoup de souffrance dans un pays où le système hospitalier est détruit, l’électricité et le chauffage ont disparu, les pharmacies et les écoles sont vides…

La Syrie de Bachar el Assad n’a-t-elle rien à voir avec les effondrements écologiques ? Rien n’est moins sûr. D’abord parce que la guerre civile a débuté en 2011 après une très longue sécheresse gérée avec cynisme par le gouvernement syrien actuel. Ensuite, et surtout, parce que les effondrements partiels que nous évoquons dans la tribune du Monde que tu cites s’accompagneront vraisemblablement de guerres et de sorties de route anti-démocratiques et violentes. Mais je sais que tu n’es pas de ceux qui chantent les louanges de l’après-effondrement. Je n’insiste donc pas davantage sur ce point sinon pour dire que je soupçonne parfois l’engouement pour ces rêveries « du lendemain » d’être alimenté, chez certains, par une sorte d’anarchisme inconscient (ou, chez d’autres, très conscient) : « ce que le politique n’aura pas réussi à faire, la nature le fera pour nous, abattre l’Etat. » De sorte que ce qui est visé, en réalité, derrière l’Effondrement, c’est la fin tant attendue de cet ennemi héréditaire… Cet anarchisme-là, même de gauche, même paré des couleurs de l’écologie, rejoint en pratique le néo-libéralisme le plus crasse, qui voudrait réduire à l’Etat à la police et au respect de la propriété privée, voire l’abolir complètement pour revenir à une espèce de féodalité dont Alain Supiot, par exemple, discerne très bien les prémices. Il n’est que d’aller regarder à quoi ressemblait l’Europe franque après la disparition de l’Empire romain et avant la constitution des grands Etats que nous connaissons aujourd’hui pour comprendre, vite, que ce n’est nullement souhaitable. 

Encore un mot sur les prophéties concernant la fin de la civilisation (pardon d’être un peu long). Comme l’a fait remarquer l’ami historien Jean-Baptiste Fressoz, elles ne datent pas de Jared Diamond mais remontent aux réactionnaires germanophones du début du 19ème siècle qui, effarés par l’arrogance voltairienne des Français et par la défaite de la Prusse à Iéna contre les grognards napoléoniens en 1806, se sont lancés dans une promotion romantique du « retour à la Nature », loin de la rationalité des Lumières parisiennes. Herder et quelques autres annonçaient alors que, si l’on ne mettait pas fin à l’arrogance française, la civilisation européenne s’effondrerait. Bien sûr, de la récupération politique du Sturm und Drang proto-écologiste à celle, aujourd’hui, de ceux qui ne veulent pas de mobilisation populaire pour faire face au désastre écologique, la distance est grande. Mais je crois que l’idée de donner à croire que la fin du monde est inéluctable et qu’il est vain de se battre trotte dans certains esprits. On la retrouve, sous d’autres formes, dans les délires de la grand Singularité concernant l’intelligence artificielle : « braves gens, inutile de vous mobiliser, bientôt les robots vont prendre le pouvoir et vous ne pourrez plus rien. Il est déjà trop tard« .

Notre tribune du Monde faisait écho à des déclarations d’autres chercheurs français que nous nous sommes abstenus de nommer. D’abord, par amitié. Ensuite, parce que, comme tu le sais mieux que moi encore, nos adversaires exploitent toute faille possible, y compris l’étalage public de nos éventuels désaccords. Lesdits chercheurs se sont d’ailleurs très bien reconnus et nous avons entamé un dialogue intéressant et prometteur pour chercher, non pas le consensus à tout prix, mais à grandir, chacun, dans cette discussion. Je ne puis que t’inviter à nous rejoindre.

Amitiés,

Gaël

Note 1 (Jean Gadrey). Le RCP 8.5 est le « pire » des scénarios du GIEC, en ce sens qu’il correspond à une croissance à long terme de la concentration de gaz à effet de serre à l’échelle mondiale.

Source 1 – ID4D, https://ideas4development.org/auteur/gael-giraud/